PHILOSOPHIE KLOPFSTEINIENNE

par Bernard Chabbert, journaliste et pilote, parfois poète.

 

L'homme est plein de ressources, et bien souvent s'est trouvé amené par enthousiasme et compétence, à inventer des outils dont la finalité philosophique est tout simplement de remplacer l'homme lui-même. C'est une forme de suicide que celle qui conduit à supprimer l'homme des systèmes, qui me rappelle certains cours de fac, lorsqu’on débattait sur les mutations de la société. Des profs infiniment sérieux nous apprenaient qu’au-delà de la société de consommation s’étendrait un jour la société de loisirs, celle où nous aurions plus qu'à nous laisser vivre dans un vaste Club Med à l'échelle planétaire, servis par des machines, soignés par des machines, mis au monde et enterrés sans doute par des machines. Chouette planète.

L’ennui, c'est que ces mêmes profs n’envisageaient pas de se voir eux-mêmes remplacés un jour par des machines et si un étudiant sarcastique leur en faisait la remarque, ils ouvraient de grands yeux scandalisés. Eux, n'est-ce pas, n’étaient pas de ces métiers qu'on remplace par une création artificielle car eux, jeunes hommes, détenaient le savoir, la science et maîtrisaient la dialectique de la nuance, et la machine capable de tels prodiges n’était pas prête d'être inventée.

J'ai grandi, les machines aussi, et en particulier les machines cybernétiques. On m’a peu à peu habitué à l'idée que le pianotage correct de quelques touches de plastique gris aboutit à des trucs étonnants, comme l'atterrissage automatique d'un quadriréacteur habité d'un tiers de millier d'humains par un temps si moche que même les oiseaux ne volent pas. Comme beaucoup, je me suis fait à ces nouvelles vérités, me sentant à chaque fois un peu plus enterré dans ma bêtise humaine et mon incapacité à rivaliser avec ces neurones de cristal empilés dans des boites grises. On a eu beau m’expliquer que c'était pas grave, que poser un avion de ligne par très mauvais temps n’était plus une tâche noble, je me sentais devenir de plus en plus dérangeant, dans ce monde de boutons gris, à chaque addition d'un nouveau bouton gris. J'avais, en matière de pilotage, beaucoup lu et relu les réflexions d'un homme pour moi si fabuleux d’intelligence que j'avais fini par croire, un beau jour, que cet homme n’existait pas. Qu’il n’était qu'un pseudo cachant un groupe de cerveaux brillants habités du désir d'être à la fois techniques et humanistes. Ce pseudo, c'est Klopf.

L’homme derrière le pseudo s'appelait l'ingénieur Klopfstein. Et Klopf, s'il existait vraiment, était l'homme du collimateur de pilotage, in french moderne head-up display. On m’a juré que Klopf existe vraiment. Qu’il vit quelque part en France, pour de vrai. Alors je veux lui dire mon admiration, depuis que j'ai piloté un simulateur au Canada, l'autre jour, chez Canadair. Car dans ce simu de Regional Jet, le petit biréacteur aux lignes superbes dérivé du Challenger, cornaqué par Jacques Anjalbert, chef-pilote de Britair, j'ai pratiqué cette forme de pilotage prônée par Klopf depuis depuis qu’il a découvert qu’on pouvait projeté des symboles animés dans une vitre placée devant les yeux d'un pilote, et construire cette symbologie de telle façon que le pilotage, même le plus compliqué, devienne un acte à la fois simple et de très haute précision.

Du coup, grâce à la philosophie klopfsteinienne, l'homme revient dans la boucle, de la plus belle façon car, à travers le collimateur, c'est un pilote qui guide l'avion avec ses yeux, ses mains et entre les deux ses sens et son cerveau, grâce aux indications élaborées par des machines. Le philosophe retombe sur ses pieds : l'homme, ici, n’est plus remplacé, il est aidé. Et la machine est du coup réinstallée à sa plus belle place, celle de démultiplicateur du talent humain.

Allez, allons-y, tous dans le simu du CRJ. On est en vol de nuit. En bas, 50 pieds de plafond et 150 mètres de visi horizontale. Ce sont les conditions limites pour cet avion, un exemple parfait de Cat III pour causer pilote. On est à gauche, Anjalbert à droite. Le simu est gelé, suspendu dans la nuit, plus ou moins sur l'axe, à une vingtaine de nautiques de la piste. Anjalbert explique l'affaire. C'est un homme au langage précis, qui parle volontairement à voix basse, car il sait qu’ainsi on l'écoute. Vous avez remarqué, vous aussi ? Plus un type gueule, moins on l'entend... 'C'est facile. Tu vois le rond gros comme une pièce de cinq Francs ? C'est ta maquette, avec ses moignons d'ailes. Bon, tu vois le rond gros comme une pièce d'un Franc ? Bien, tu vas te débrouiller pour que la pièce d'un Franc reste toujours inscrite dans la pièce de cinq Francs. Ici, ils disent fabriquer un "donut"... A ça, il te faudra intégrer la barre, qui pointe vers le haut ou vers le bas de l'aile gauche et t'indique que tu est petit couillon, trop vite ou trop lent. Et tu' finiras d'abasourdir ton intellect en intégrant aussi la position du chevron, ce V à l'horizontale, situé à gauche du donut, celui-là t'indique l'état de ton énergie, et le jeu, c’est d'être toujours bien, c'est à dire d'avoir l'énergie alignée dans le prolongement de l'aile gauche du donut...'.

Et il dégèle le simu, et nous voici projetés dans le noir, à 170 nœuds, avec encore des volets et les roues à sortir. je regarde non pas dans mais à travers le collimateur, les yeux au repos car l'image est nette à l'infini. La pièce d'un Franc, je la pilote au manche. Une pression et hop, elle gicle vers le haut. Je repousse, et vlan elle fuse vers le bas. Je lâche le manche, je le reprends à deux doigts. Pression. La pièce d'un Franc glisse en douceur, vient s’inscrire dans la cinq Francs, hop, contrepression. Le donut est fabriqué, mais bien sûr, il se déforme tout de suite. Pas grave, pression, contrepression, tout ça du gras des doigts et ça ressemble à quelque chose. Déformation latérale du donut. Le pied presse à son tour, ramène le Franc dans les cinq Francs. Ma vitesse est trop forte, barre pointée vers le haut. je réduis la poussée avec précaution, et aussitôt le chevron s'enfuit au-dessous du repère d'équilibre. Doucement, doucement, je lâche les deux manettes de gaz, et pose la pointe des doigts dessus. Et tout en gardant la pièce de un dans la pièce de cinq par micro-pressions du manche et du pied, j'ajuste la poussée pour résorber en douceur l'excédent de vitesse, le chevron un peu en bas. Puis lorsque la barre d’excédent de vitesse est avalée, je presse doucement les manettes vers l'avant, pour remonter le chevron à hauteur des ailes et équilibrer vitesse et poussée... On y est, tout est stable.

A partir de là, on garde l'avion à la pensée, ou tout comme. Instinctivement, en conservant l'image construite à partir de ces symboles, et qui a acquis en deux minutes une cohérence intellectuelle, on colle l'avion sur le trait, et c'est d'une précision miraculeuse. A côté, le Jacques glousse de bonheur. Moi, je me dis, malgré la concentration, que le collimateur amène au pilotage direct un bond en précision équivalent à celui effectué en passant du vieil ILS avec ses ordres directs au directeur de vol avec ses barres de tendance : l'image dans la vitre bouge avec une démultiplication telle quelle oblige à revenir au vrai, au noble, au pur pilotage, celui qui s'impose par la finesse, la coordination des gestes. Effectuer une Cat III manuelle au viseur, ça oblige à piloter comme Mozart.

Il me sort le train, ça fait du couple, mais je tue dans l’œuf la velléité du petit rond à sortir du grand, par réflexe. Les volets suivent, je suis intraitable, le donut se déforme mais ne rompt pas. Anjalbert: " Si tu pouvais voir le directeur de vol, tu constaterais qtiil n'y a absolument aucune déviation des barres de tendance ". je ne connais ni ma vitesse ni mon altitude, qui sont pourtant inscrites dans mon viseur. je n’en ai simplement rien à faire, et je laisse instinctivement ce genre de surveillance au copilote en chef. Même le partage des tâches devient instinctif et limpide, car logique. Soudain, superposé au donut, apparaît le dessin en perspective de la piste. Toujours d'instinct, je peaufine l'alignement du donut sur le seuil de l'image, j'ajuste lentement, très lentement l'alignement du chevron, je minimise ainsi les écarts de vitesse sanctionnés par la petite barre en haut, un coup en bas. "Five hundred', fait la ,voix automatique. La piste grossit, mon donut pile dessus. 'Four hundred'. Jacques récite la check-list, bien plus courte sur ces avions .modernes que sur un Bonanza. "Two hundred'. je suis comme fasciné, continuant de presser sur mes commandes pour garder l'image stable. 'One hundred'. je ne rêve pas, c'est une Cat III avec 50 pieds de plafond. Au moment où le robot va annonce " Fifty ", j'aperçois les balises et je réduis doucement, préférant continuer à travailler la trajectoire au donut plutôt qu’à vue, c'est plus précis. Vers vingt pieds, je penche la tête pour regarder hors du collimateur car dans le simu, Jacques m’avait prévenu, le rendu de la vision synthétique à travers l'image du viseur est mauvais. Nez un peu haut, les lumières filent, poutoum c'est posé. Jacques annonce les spoilers dehors, les reverses armées, les freins, tout ça en prenant son temps, sans rupture de rythme. Stop. Bon, où est le taxiway ?

Je ne suis pas pilote professionnel. je ne suis pas IFR. Je ne suis pas grand'chose, et je n’ai jamais piloté le Canadair Regional Jet avant ce tour de simu. Et après trois atterrissages plutôt anodins par vision normale, je viens de réussir une Car III aux limites de l’avion, sans transpirer, à l'instinct. On s'en refait une, pour confirmer. je sors du simu heureux, vraiment heureux. Car je viens de comprendre que des tas de gens n’ont pas envie de se laisser remplacer par des automatismes, que Klopf a eu raison de prêcher, qu’enfin le pilote vient de revenir dans le cockpit. Partout où il y a un bon ILS, on peut désormais se poser en Cat III, ou presque. Tout ça parce que de nouveau, on accepte que l'homme, qui invente les machines, restera toujours plus intelligent et plus fin que ses créations. Ouf, il était temps.

Bernard CHABBERT.