IDEES FAUSSES CONCERNANT
LE PILOTAGE DES AVIONS


SERVICE TECHNIQUE DE L'AERONAUTIQUE

Gilbert Klopfstein

 

Il est remarquable que depuis de nombreuses années, des ingénieurs cherchent à étudier le pilotage des avions, mais il est également remarquable qu'il n'y a, hormis quelques exceptions, aucune différence fondamentale entre les procédures de pilotage et l'instrumentation du Douglas DC3 qui a commencé à voler pendant les années 30 et celles d'un avion de ligne moderne à réaction actuellement en service. Tout au plus, peut-on noter les retombées des progrès technologiques sur l'architecture du cockpit et l'influence des nouveaux moyens de navigation et de guidage sur les procédures d'exploitation.

Ceci est d'autant plus incompréhensible que l'Ingénieur dispose maintenant d'outils extrêmement puissants tels que les simulateurs de vol ou les avions dits à "stabilité variable" qui permettent de reconstituer avec une fidélité parfois surprenante les conditions de travail de l'équipage d'un aéronef.

On va donc chercher à expliquer pourquoi cette pléthore de travaux sur le pilotage des avions n'a conduit, jusqu'à présent, qu'à des retouches insignifiantes au niveau de l'utilisation.

Lorsqu'un ingénieur désire aborder le problème, il commence d'abord par se renseigner et observe une cabine d'avion. Il voit des commandes, manche ou volant palonnier, manettes et des instruments sur un tableau. Allant plus loin, il cherche à observer le travail d'un équipage en vol ou à interroger des navigants. Certains vont même encore plus loin et finissent par obtenir la possibilité de "tâter" les commandes au cours d'un vol ou bien commencent leur initiation au pilotage sur des avions légers.

Et dans tous les cas, cet Ingénieur honnête et consciencieux finit par considérer que le problème réside essentiellement dans la manipulation des commandes en fonction des lectures effectuées sur les instruments. En effet, c'est ce que lui a montré son observation de la cabine, c'est ce qu'il a cru voir comme activité principale de l’équipage, c'est ce que cet équipage lui a raconté, car malheureusement de très nombreux pilotes sont imbus de leur "adresse gestuelle" (c'est leur vocabulaire...) et lorsqu'il a tâté les commandes pour la première fois, il a eu droit aux remarques condescendantes des vieux routiers du ou à celles plus ou moins désobligeantes de son instructeur sur sa maladresse.

De fil en aiguille, notre Ingénieur a pris conscience d'un problème et va donc chercher à ]e résoudre. Vers les années 50, une véritable prolifération d'ouvrages traitant de " l'opérateur humain " s'est manifestée aux États-Unis. Ces documents traitaient surtout le cas du pilotage des avions. Ils étaient la conséquence d'une part de l'effort consacré par beaucoup de pays au développement de l'Aéronautique mais également des progrès de l’automatisme et des moyens de calcul mis à la disposition des chercheurs.

La technologie a alors permis la réalisation de simulateurs d'étude valables qui dépassaient le stade des dispositifs d’entraînement sommaires qui étaient déjà utilisés (Link Trainer) et qui ne permettaient qu'une familiarisation avec les procédures.

La suite a consisté à associer les théories sur l’opérateur humain et les travaux expérimentaux sur ces simulateurs. La lecture des documents rédigés à cette période montre qu'une erreur grave a été commise : l'objectif des travaux n'était plus l'analyse du travail d'un pilote en vue de le simplifier, mais l'élaboration des modèles mathématiques correspondants à cette tâche. L'objectif qui devenait principal aurait du être secondaire.

Cette erreur d'aiguillage avait également une autre origine : les problèmes de réglementation.

Des organismes désiraient élaborer des critères de "qualités de vol" afin de pouvoir dire, dès le stade de la conception, si l'avion allait être utilisable dans de bonnes conditions. En effet, on pouvait croire qu'en associant les équations de la mécanique du vol de l'avion qui résultaient des estimations aérodynamiques ou de la soufflerie et les fonctions de transfert humaines, il deviendrait possible de prévoir le comportement ultérieur de l’ensemble "homme machine".

Cela revient à dire qu'on cherche à prévoir le comportement humain dans toutes les circonstances possibles. Les plus grands sages de l'humanité ont toujours affirmé que ce comportement était imprévisible et même complètement déroutant. Mais au fond n'est-ce pas ce qui différencie cet homme des machines et des animaux ? S'il n'y avait pas ce côté aléatoire de notre comportement, pourrait-on concevoir l'existence de la pensée, de l'intelligence, de la création artistique ou scientifique?

C'est ce qu'ont oublié la plupart des auteurs de ces travaux.

Ils ont assimilé le pilote à un singe adroit réagissant sur un levier en fonction de l'écart d'une aiguille. Or, ceci représente, par rapport à la totalité des tâches qui incombent à un pilote, à peu près la même proportion que le travail effectué par le matelot qui tient la barre sur un paquebot par rapport à l’ensemble des responsabilités du commandant du navire.

La difficulté supplémentaire du pilote d'avion réside dans l'échelle du temps : l'ensemble des décisions doit prendre un temps beaucoup plus court. A ce sujet, notons que la transmission orale des ordres, par personnes interposées, qui choque un électronicien moderne est parfaitement admissible sur un navire.

La "boucle de pilotage" elle-même ou les boucles ne peuvent représenter qu'une faible part du travail de l'équipage et une grossière erreur est de leur donner une importance démesurée. On a vu comment on peut y parvenir.

On peut évidemment concevoir et malheureusement trouver des avions ayant des configurations délicates pour lesquelles, ce que l'on appelle en jargon de métier, la "tenue de machine" nécessite une attention soutenue. Ces cas doivent être rejetés et éliminés à tout prix car il ne faut pas compter sur la disponibilité de l'équipage dans ces cas difficiles : par exemple, le C-45 de l'U.S.A.F. qui a été utilisé comme avion d'entraînement et de liaison et construit à un nombre impressionnant d'exemplaires, présentait des caractéristiques délicates lors du roulage vent de travers : un très grand nombre de ces avions ont été détruits dans ces circonstances. Pendant longtemps on a admis que ces configurations délicates pouvaient être admises mais avec une probabilité assez faible. On admettait en somme une dégradation des qualités de vol progressive avec une probabilité décroissante de rencontrer ces cas de vol. Lorsque les qualités de vol sont dégradées, la probabilité d'accident est très grande, il en résulte que cette progressivité est à condamner et que les cas litigieux doivent être ramenés en-dessous des probabilités d'accident admises.

On voit trop souvent sur des simulateurs se dérouler des exercices de style où des configurations donnant lieu à la présence de modes peu amortis ou divergents sont affichées. Il est remarquable de trouver fréquemment des opérateurs n'ayant jamais volé et réussissant à tenir l'avion alors que des pilotes expérimentés en sont incapables. Ceci s'explique simplement : "un singe de simulateur" accepte de s'accrocher au pilotage et d'y consacrer la totalité de ses possibilités. Il est significatif que, si on lui demande de lire l'heure ou de parler dans un micro, tout craque. Un pilote expérimenté refusera inconsciemment de s'absorber complètement par la tenue de machine et sera amené plutôt à refuser cette configuration.

Il est toujours possible de rendre la boucle de base satisfaisante en augmentant le prix des aides au pilotage ou en sacrifiant les performances de l'avion. Il existe toujours une limite inférieure infranchissable pour le confort de pilotage.

Par contre, si on analyse les accidents ayant entraîné des pertes de vies humaines dans le transport aérien commercial, on constate que la plupart se sont produits lors d'un atterrissage effectué à la main.

Ceci pourrait faire croire qu'il subsiste une difficulté de pilotage. D'autre part, ceci amène certaines personnes il envisager avec sérénité la suppression de toute intervention manuelle de la part de l'équipage.

Commençons par le premier point: ces accidents ne sont pratiquement jamais imputables à une maladresse mais à une erreur de jugement. Il y a certes des atterrissages brutaux, mais l'atterrissage, c'est à dire l'arrondi et l'impact, restent délicats au point de vue pilotage, mais ces accidents font suite à des approches manquées et, dans ce cas, ils ne sont pas imputables à une faute de maniement de l'avion, mais à une mauvaise appréciation de la position de l'avion par rapport au plan de descente idéal et à une estimation erronée de la trajectoire. Il est regrettable qu'une distinction plus nette entre maladresse et erreur de jugement ne soit pas apparue nécessaire aux autorités aéronautiques depuis que l'Aviation existe: elle aurait été extrêmement constructive.

En somme, il est aisé d'incurver la trajectoire vers le haut si cette manœuvre est commencée il temps, ce qui est plus difficile, c'est de se rendre compte que cette action peut devenir impérative dans la seconde qui suit.

En résumé, le pilotage des avions peut présenter des difficultés stratégiques mais ne doit jamais rencontrer de difficultés tactiques. Les boucles élémentaires ne sont pas en cause. L'homme n'est pas un singe maladroit mais l'interface entre son cerveau et l'environnement agressif d'un avion en vol n'est pas très transparent.

La traversée d'une région terminale de contrôle aérien par un avion de ligne est une opération pénible : les changements de contrôleurs, donc de fréquences radio sont fréquents, les points tournants, souvent non balisés sont très rapprochés, les trajets doivent être suivis avec une grande précision, les altitudes de passage sont impératives. Des pilotes de ligne honnêtes avouent qu'il leur arrive de ne pas connaître lors de ces trajets, leur position à mieux que "quelques" milles nautiques...

Prétendre ramener le pilotage d'un avion de combat à l'alignement du réticule de prédiction d'un impact et de l'objectif, est ignorer l'ambiance très "dynamique" où évolue cet avion : le pilote est presque constamment sous facteur de charge élevé pour arriver sur l'objectif en ayant des chances raisonnables de ne pas être atteint auparavant. Quand on vole en ligne droite, la visée par l'artillerie antiaérienne est terriblement efficace. Sous facteur de charge élevé, il doit identifier sa cible, regarder si personne ne le poursuit, rester près du sol pour éviter d'être détecté par les radars et touché par les missiles sol-air, éviter les collisions avec les autres avions qui évoluent toujours dans le secteur, réfléchir à la manœuvre de dégagement après largage La visée elle-même doit donc impérativement être facile, au besoin, au détriment de la charge militaire ou du rayon d'action. Elle ne représente qu'une part infime de la mission et n'importe quel spécialiste de la mécanique du vol ou de l'armement aérien sait comment la rendre aisée.

Les boucles élémentaires devant être simples et ne représentant qu'une part très faible du travail global, pourquoi ne pas les automatiser.

En ce qui concerne l'avion de combat, on constate que, malgré les perfectionnements de missiles sol-sol et sol-air, toutes les puissances du monde poursuivent la fabrication de vecteurs habités et pilotés. L'efficacité d'un œil humain, branché sur un cerveau au dessus du territoire adverse est encore irremplaçable.

Pour l'avion de transport, c'est déjà fait sauf au décollage et à l'atterrissage... c'est il dire quand il y a des accidents. Comment expliquer ce paradoxe ?

En fait, on ne peut pas faire autrement pour l'instant et ceci pour deux raisons intimement liées.

D'une part, seuls de rares aérodromes au monde sont équipés, et pas sur tous les axes, d'un radioguidage homologué jusqu'au sol. En plus, lorsqu'il existe, ce guidage est unique. Or, il n'existe pas de liaison radioélectrique sûre. Le phénomène de propagation est éminemment brouillable, que ce soit par des phénomènes naturels ou par malveillance. Personne n'admet le guidage radio électrique sans qu'un œil humain puisse vérifier en finale que les roues de l'avion vont bien toucher sur une piste. Dans tous les autres cas, le pilote automatique doit être débrayé avant l'impact. En plus, l'aviation commerciale transporte beaucoup de personnes, l'été, vers des pays exotiques. C'est le fondement de sa rentabilité. Dans ces pays, les aérodromes ne sont pas encore, et ne seront peut être jamais équipés de radioguidage. Les pilotes doivent donc obligatoirement effectuer des approches "à la main".

S'ils ne veulent souvent pas l'admettre ouvertement, ces pilotes sont conscients des risques inhérents à cette procédure s'ils ne sont pas entraînés. Le nombre d'atterrissage effectués mensuellement par certains commandants de bord est très faible, ils doivent en faire effectuer aussi au copilote. Ils n'ont pratiquement pas de vols d'entraînement, en conséquence, la seule façon pour eux de se maintenir en état d'effectuer cette manœuvre. est d'en faire le plus possible, c'est à dire d'en faire le moins possible en automatique. Cela veut dire que l'opération entièrement automatique ne sera envisageable que lorsque la totalité de l'exploitation aérienne pourra être réalisée de la sorte. Il est bien connu qu'un mode de secours jamais utilisé n'est... d'aucun secours lorsqu'il devient nécessaire.

Or, plus le nombre d'atterrissages manuels est élevé, plus la probabilité de voir une erreur de jugement est grande. Non seulement rien n'était fait dans ce domaine, aucune étude valable, aucune recherche mais le simple énoncé du problème était un sujet tabou.

Et lorsque les travaux effectués en grande partie sur le N. 262, utilisé pour l'enseignement à l 'E.N.S.A.E., ont apporté une solution simple et peu coûteuse à ce problème, la détraction a été telle qu'il a fallu un rapport extrêmement favorable de l'U.S.A.F. pour qu'ils soient enfin pris au sérieux. Ce n'est que plusieurs années après que cette solution ait été démontrée que l'on commence à voir apparaître des réalisations industrielles issues de ces études.

Le problème de la navigation radioélectrique et des diverses "pollutions" qui pouvaient la troubler et provoquer des accidents graves était également un sujet "tabou". Il a fallu que ce même avion fasse la démonstration que dans ce domaine les méfaits de la civilisation existaient également : le développement du réseau de distribution électrique peut amener une véritable redistribution des particules ionisées de l'atmosphère et de la haute atmosphère. Des moyens de lissage des procédés de guidage ont pu voir le jour, toujours sur cet avion, parce que le problème de base était posé.

Le décollage d'un avion de ligne imposerait, en cas de panne de moteur ,des décisions stratégiques extrêmement délicates et rapides pour assurer la survie de l'avion. Ce problème était "escamoté" par les autorités de certification. Heureusement les pannes au décollage sont, en fait, plus rares que ce que prévoyaient ces autorités. Des solutions simples à ce problème d'aide à la décision sont en cours d'expérimentation sur ce même avion.

Des sommes importantes ont été dépensées pour traiter des problèmes secondaires, des commissions de scientifiques, d'ingénieurs, de médecins se réunissent pour traiter de charge de travail, d'organisation de cockpit de boucles de pilotage. Il semblerait que les vrais problèmes qui découlent d'une analyse méthodique de " l'opération aérienne" ne soient jamais abordés.

Pour finir, l’auteur va donner une interprétation de cet état qui n'engage évidemment que lui.

L'Aéronautique a atteint sa maturité, c'est devenu une technique de pointe où les intérêts économiques mis en jeu sont de l'ordre de grandeur du budget des États. La concurrence est âpre, dure, parfois déloyale puisque les conséquences des mauvais côtés de cette concurrence font trembler les États...

Les personnes mises en place pour diriger ces activités ne sont donc pas les premiers venus, les salaires peuvent être très élevés, il n'y a pas de commune mesure entre les revenus d'un navigant et ceux d'un cheminot. Le bien-fondé de cet état de fait n'a pas à être discuté dans ces lignes mais qu'il soit permis à l'auteur de faire remarquer qu'il est impossible d'éviter aux brillantes personnalités qui se sont assises aux postes de direction de cette activité humaine d'avoir une certaine crainte de tout ce qui peut amener un changement, quel qu'il soit. Cette attitude est parfaitement humaine et ces personnalités ne sont en fait que des hommes...