Gilbert Klopfstein

Le père du Head Up Display (HUD)

 

 

Par Bruno Debiesse et Hugues Marzuoli et César Tourdjman

Pilotes et amis de G. Klopfstein

 

 

A l’heure où Air France a choisi d’équiper ses A 380 de deux collimateurs de pilotage, qu’il nous soit donné de rendre hommage à celui qui fut le père d’un instrument sans lequel les pilotes de demain seraient restés totalement sous la dépendance des automatismes. Les navigants connaissent peu Gilbert Klopfstein ; ceux qui l’ont fréquenté lui reconnaissent du génie, mais se souviennent  aussi des rapports chaotiques qu’il a entretenus avec les pilotes de ligne et de ses mémorables coups de gueule !

 

 

Gilbert Klopfstein débute sa carrière de pilote très jeune : breveté planeur à 15 ans, pilote à 17, il suit en 1953 une formation de pilote cadet dans l'US Air Force et acquiert à 20 ans ses premiers galons. Sa formation est édifiante : Sup'Aéro, major de Sup'Elec, ingénieur militaire de l'Air, pilote de chasse à l'école de Meknès (major) et pilote-ingénieur d'essai à l'EPNER. Ce parcours ne se limite pas à une succession de diplômes, Gilbert Klopfstein a toute sa vie été un créateur, un concepteur d’idées nouvelles, le plus souvent au prix d’une lutte acharnée contre des oppositions humaines, hiérarchiques et techniques.

 

Du Matra 530 à l’avion à stabilité variable

 

Sa première affectation correspond à son détachement du CEV à Colomb-Béchar, fin 1959, où il joue un rôle actif dans la mise au point du missile Matra 530. Sa connaissance de l’électronique et sa curiosité pour la technique pure le conduisent à suggérer l’utilisation d’une nouvelle technologie civile appliquée à la balbutiante télévision couleur : la ligne à retard. Cette dernière permettait une acquisition de la cible du missile Matra beaucoup plus précise et stable. Son idée fut retenue par le constructeur et c’est ainsi que durant la guerre de Kippour, les Israéliens abattirent nombre avions ennemis avec le Matra 530.

En 1962, il est chargé des essais du Bréguet 941, puis du Mirage III E. Sa fine connaissance du Mirage, son savoir encyclopédique de la mécanique du vol et sa faculté d’identifier l’essentiel seront déterminants dans la suite de sa carrière. Lors du lancement du programme Concorde, il reçoit la mission de mettre au point le Mirage III B 225, dit Mirage à stabilité variable, qui avait été lancé par le STAé/EG pour l'aide au développement du Transport Supersonique. Il était le seul à savoir piloter l’engin en cas de panne de son système de commandes de vol électriques et l’histoire du programme Concorde montrera l’efficacité des essais menés sur cet appareil. L'avion à stabilité variable, avec sa capacité remarquable de démonstration des paramètres de la mécanique du vol et de leur influence sur les qualités de vol et le pilotage, a sans doute été pour lui déterminant dans les réflexions qui l'ont conduit à développer les concepts d'utilisation du vecteur vitesse, de l'incidence et de l'énergie totale.

 

Des essais en secret sur le collimateur…

 

Un soir d’hiver, à l’approche de Brétigny, son Mirage III entre dans la couche. Lorsqu’il en sort, les flocons de neige forment un rideau impénétrable, la visibilité est quasi nulle. Le contrôleur lui demande de vérifier ses minima ; G. Klopfstein décide de poursuivre, un pilote d’essais étant maître de ceux-ci. Alors qu’il approche de la piste, guidé par l’opérateur radar, celle-ci lui apparaît soudain dans la nuit derrière le voile de neige en mouvement. Et là, quelle n’est pas sa surprise de constater que ces flocons semblent tous surgir d’un même point. Et ce point apparaît juste au seuil de la piste. Et là, soudain, il comprend que ce point représente exactement l’extrémité de son vecteur vitesse-air.

Dès lors, il lui est facile d’imaginer la suite. Il récupère un vieux collimateur de tir dans la cave de l’entreprise CSF. (Les collimateurs existaient durant la seconde guerre mondiale : on y faisait apparaître l’image d’un réticule de tir qu’un calculateur mécanique ajustait en fonction de la distance et de la vitesse). Gilbert remplace ce calculateur de tir par… une sonde d’incidence. En asservissant le réticule du collimateur à cette sonde, bien calibrée, il a devant les yeux à chaque instant la même image que la nature lui avait donnée fortuitement quelques semaines plus tôt. Le collimateur de pilotage était né.

 

Craignant la méfiance de ses pairs, il procède en secret à des essais. Toute sa vie il procédera ainsi, ce qui lui assura certes une grande indépendance mais contribuera certainement à sa marginalisation. Ayant monté son collimateur dans le cockpit de son Mirage d’essais, il réalise quelques approches à l’aide de son nouvel instrument, assisté par un mécanicien sol qui, à l’aide d’un théodolite de géographe, lui indique par radio qu’il est sur le bon plan d’approche. Fou de joie de ce succès total, il déboule à l’escadron, hurlant : « Ça marche ! ». Son supérieur lui demande alors de rentrer chez lui prendre les arrêts simples à cause de son comportement frondeur. Cette confrontation permanente à la bêtise militaire éloignée de toute réflexion scientifique ou de curiosité intellectuelle a été pour lui une immense source de déception. Lorsqu’il lui a été donné de constater un comportement identique chez ses pairs pilotes d’essais, cela s’est peu transformé peu à peu en amertume, puis en rage « C’était donc ça l’élite de l’aviation ?! »

 

… parfois au détriment de sa santé

 

En 1965, le Général De Gaulle souhaitant déployer l’arme atomique grâce à un vecteur tactique, des essais sont menés pour permettre l’emport de charge nucléaire par un Mirage III. Il n’est pas question de transporter une véritable bombe atomique, mais de mieux comprendre l’effet des radiations sur l’électronique à tube du Mirage III. Pour ne pas risquer un cataclysme en cas de panne, une charge de plutonium est mise à bord dans les conditions d’un vol de guerre, sans détonateur, sachant qu’un crash engendrerait tout de même dans la campagne française une belle dispersion radioactive. En cas de panne par irradiation du tiratron de la chaîne des commandes de vol du Mirage, l’avion serait impilotable, par amplification divergente des ordres de tangages. Gilbert propose alors une solution de pilotage de secours, par échelons de commande en opposition de phase avec les mouvements erratiques de la gouverne. Ayant expérimenté la méthode à vide, il est tout naturellement désigné pour effectuer le vol avec la charge nucléaire…

 

Grâce à l’action de l’Ingénieur Général Jean Forestier, il est désigné en 1969 responsable de la conception et du développement d'un avion de démonstration pour les élèves de Sup'Aéro : le Nord 262 n°55. G. Klopfstein l’équipe alors d'un matériel destiné à étudier les principes de figuration d'informations en tête haute et en tête basse dont il avait été le concepteur. Cet appareil permettra à des générations d'élèves d’illustrer en vol les divers aspects de la mécanique du vol.

 

Photo Wright Patterson

 

Sa reconnaissance par l’US Air Force

 

Gilbert Klopfstein n’a pas fait que s’attirer l’inimitié de toute sa hiérarchie, il l’a également ridiculisée en détournant un avion vers une puissance étrangère. L’histoire qui va suivre n’a probablement jamais été relatée dans une quelconque publication.

Gilbert Klopfstein était le correspondant français auprès de l’AGARD (Advisory Group for Aerospace Research and Development), un organisme de l’OTAN qui existe encore de nos jours. Les procédures de communications officielles au sein de cet organisme lui permettaient d’entretenir une correspondance avec ses homologues en s’affranchissant de la voie hiérarchique.

Le représentant américain en particulier était fort intéressé par cet instrument révolutionnaire de pilotage des avions ; il faut préciser que depuis le début, Gilbert payait les composants électroniques de sa poche et les montait le week-end dans les hangars du CEV, avec la discrète mais efficace assistance technique de Thomson-CSF. Une démonstration de ce matériel aux Etats-Unis fut donc prévue pour début 1972. Par crainte de voir le projet capoter, Gilbert ne s’en ouvrit pas tout de suite à sa hiérarchie.

Or, un jour que les essais du collimateur se poursuivaient à Brétigny, le colonel du STAE qui commandait les études générales le convoqua pour lui demander brutalement de démonter son « matériel infernal » qui, de toutes façons, ne marcherait jamais, car il finirait par « casser un avion ».

Piqué au vif, Gilbert lui demanda s’il accepterait le « jugement de Dieu ». Raide, l’officier supérieur lui demanda froidement ce qu’il entendait par là.

- « Si les deux organismes les plus compétents au monde en matière de recherche aéronautique -l’US Air Force et le Massachusetts Institute of Technology de Boston- disent que mes travaux valent quelque chose, vous serez obligés de me laisser poursuivre »

- « Emmener le Nord 262 aux USA ? Vous plaisantez. D’ailleurs il ne traversera jamais l’Atlantique. »

-« Ca, je m’en occupe », répondit Gilbert que cet échange avait conforté dans l’idée d’aller jusqu’au bout, dusse-t-il en subir les conséquences. Il ne restait plus qu’à attendre le bon moment…

Celui-ci se présenta quelques semaines plus tard, et le 25 août 1972, un équipage composé de Gilbert Klopfstein, Commandant de Bord, M. Brouard, Copilote et M. Bertrand, Mécanicien Navigant s’envola avec le N262 n°55 vers les USA. Thomson-CSF avait envoyé pour assistance technique un spécialiste des Head-Up, et un représentant du STAé était également présent à bord en vue de discussions avec la FAA, M. Jean Monfort (qui avait effectué de nombreux essais avec Gilbert (voir « rapports de vols »).

 

Quelques semaines auparavant, un réservoir de carburant supplémentaire avait été ajouté par le CEV pour couvrir les longues étapes prévues sur l’Atlantique.

Grâce à l’intervention bienveillante de son homologue états-unien à l’AGARD, une station gonio avait été remise en service au Groenland, après Keflavik, il lui fut permis de se poser à Sondreström alors qu’il ne restait plus que 10 minutes de pétrole dans les bidons. L’avion put poursuivre sans autre difficulté vers Washington via Frobisher, Goose Bay et Loring. Passé Washington, un très long périple lui permit d’effectuer des présentations, avec une régularité d’horloge, à la FAA, au National Aeronautical Facilities Experimental Center, à l’US Air Force, Boeing, Lockheed, Douglas, Eastern Airlines, au MIT, au département recherches en vol du Cornell Laboratory et à un représentant de l’ALPA.


Outre les lots de rechange nécessaires à ce vol, dont certains avaient été acheminés par Air France, l’avion était équipé de : deux collimateurs TC 121 et CV 91 respectivement en place gauche et droite, une centrale de navigation à inertie, une centrale de cap et de verticale MGC10 de Sagem, deux sondes d’incidence, deux capteurs d’énergie totale construits par la SFENA et par l’Electronique Marcel Dassault, un indicateur de pente et d’énergie totale sur tableau de bord, un déport vidéo de l’image du TC 121 à l’usage des observateurs en cabine, un magnétoscope permettant de restituer les approches effectuées, divers enregistreurs et du matériel radio particulier pour ce voyage.

Plus la date de son retour en France approchait, plus Gilbert s’inquiétait des répercussions que cette présentation aurait sur son travail. Il fit part de ses inquiétudes à un pilote américain ; ce dernier lui remit alors le pré-print du rapport de l’US Air Force, enthousiaste, comme argument de poids face à sa hiérarchie.

L’appareil atterrit à Brétigny le 29 septembre, et le rapport de l’US Air Force convainquit le CEV, le STAé et surtout les avions Marcel Dassault que le HUD tel que l’avait conçu Gilbert constituait un formidable outil de pilotage.

 

Le « Klopfstein Display »

 

Dès lors cependant, Gilbert paya son entêtement face à sa hiérarchie, et fut mis quelque peu à l’écart de toute responsabilité de recherche et ne dut son salut qu’au général Forestier qui maintint le Nord 262 n°55 comme avion de travaux pratiques en vol à Sup’Aéro, tout en ne l’inscrivant pas sur un cahier d’ordre CEV. Gilbert était donc libre : il disposait d’un avion, de vols, d’élèves et de temps pour poursuivre son travail... mais il était seul.

Loin de ne s’intéresser qu’à l’aspect « output » de l’information de pilotage, représenté par le collimateur, Gilbert Klopfstein a développé parallèlement l’aspect « input », en développant une commande de vol numérique basée sur le concept de « pilotage en boucle ouverte ». Un concept à l’origine de la commande de vol du Mirage 2000. Outre le pilotage aux incréments, il comportait une automanette d’incidence si performante qu’elle permettait à l’avion de voler 2000 pieds au-dessus du plafond démontré par les pilotes d’essais.

 

En 1976, Gilbert Klopfstein reçoit un coup de fil de Jean Coureau, chef pilote d’essais des avions Marcel Dassault, qui souhaitait faire un vol équipé du collimateur. Econduit quatre ans plus tôt par celui-ci, il ne se fait pas prier et organise une rencontre. Plusieurs vols d’essais ont lieu et Jean Coureau publie un rapport dont les termes sont proches de ceux de l’USAF et du MIT. De leur côté, ces deux organismes préconisèrent aussitôt l'équipement des avions américains avec du matériel basé sur les concepts présentés.

 

Depuis cette époque, tous les avions militaires du monde et les navettes spatiales sont équipés de collimateurs de pilotage basés sur ce que les Américains appellent très officiellement le « Klopfstein Display ».

La suite des travaux de Gilbert consista à étudier l'impact que pouvait avoir l'apparition de la technologie numérique sur l'équipement des avions, et en particulier de tirer le meilleur parti des nouvelles possibilités de mesure et de calcul.

Le résultat de cette série d'études, comportant notamment le pilotage direct de la pente et de la route, a donné lieu à quatre rapports d'essais très positifs du CEV. Concepts de vitesse-air et d'énergie totale appliqués au pilotage en tête haute à travers un collimateur. Association de ces paramètres en tête haute à une figuration synthétique du monde extérieur (y compris et surtout la piste d'atterrissage) de façon à uniformiser la technique de pilotage quelles que soient les conditions météorologiques.

 

En 1982, Gilbert est invité par l’US Air Force à faire un vol sur son tout nouvel avion, le F18 Hornet, qui dispose d’un collimateur de pilotage. Sa hiérarchie n’accepte qu’à la condition expresse que de hauts gradés de l’Etat-major l’accompagnent. Les Américains refusent, mais maintiennent leur invitation nominative. Gilbert n’obtient pas l’autorisation de partir en mission aux USA. Mais quelques semaines plus tard, durant ses congés il s’offre un billet pour Los Angeles. Une voiture « for official use only » l’y attend pour l’emmener à Edwards, où il assiste à un briefing et où il effectue, à 49 ans, 45 minutes de vol en Commandant de Bord sur le nouveau biplace de l’armée états-unienne.

De retour en France, il reprend les vols à Sup’Aéro sans évoquer son expérience.

Deux mois plus tard, le général qui lui avait refusé l’autorisation de se rendre aux USA s’enquiert auprès de son homologue américain si l’invitation tient toujours pour que quelques galonnés viennent faire un vol sur le F18. Il lui est répondu que l’ingénieur en chef Klopfstein est déjà venu voler sur l’avion. Aussitôt convoqué, Gilbert est sommé de s’expliquer et conduit à démissionner de toutes ses fonctions militaires et du CEV.

 

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D’autres anecdotes illustrent, chacune à leur manière, ce que fut la lutte acharnée de Gilbert Klopfstein pour faire aboutir ses idées. Son grand atout est que, grand théoricien, il fut aussi un constructeur des matériels qu’il concevait et put ainsi la plupart du temps apporter brillamment la démonstration du bien fondé de ses thèses. Mais quel chemin de croix pour en arriver là !

Aujourd’hui, à 72 ans, Gilbert Klopfstein vit seul et démuni dans le Sud de la France, avec son chat. Il ne touche qu’une petite retraite de pilote militaire, qu’un fonctionnaire malveillant a amputée d’environ 500 heures de vol de guerre pour des raisons disciplinaires. En tant que militaire, ses inventions n’ont jamais fait l’objet d’aucun brevet et ne lui ont jamais rien rapporté d’autre, finalement, que des ennuis. Son vol « atomique » a détruit son système immunitaire ; il est condamné à suivre un traitement lourd pour le restant de sa vie. Néanmoins, il poursuit ses réflexions de fond sur la sécurité de l’aviation civile et le pilotage des avions et poursuit, seul, des activités de recherche fondamentale qui le mènent aux confins de la matière et de l’univers.

Nous, nous sommes fiers d'appartenir à une profession qui, en ouvrant les colonnes de « Pilote de ligne », reconnaît la valeur d'un homme et rend hommage, de son vivant, à son génie et à sa persévérance, et ce, en dépit des rapports parfois houleux que cette profession a entretenus avec lui pendant de nombreuses années, sans attendre de le faire à titre posthume comme cela semble être une tradition française !

 

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