René LAMI
à
André TURCAT
Le 2 février 1963
Mon cher Turcat,
D'abord merci d'avoir pris la peine, et surtout le temps, de me répondre aussi en détail. Je sais combien la tâche qui vous est confiée doit être absorbante, et ces échanges de vues n'avancent en rien une réalisation. Mais je vous sais gré d'avoir compris que nous, pilotes de ligne, serons les véritables utilisateurs et qu'il ne faut pas nous imposer un système qui ne corresponde pas à nos besoins. Pour ma part, je serais ravi que cette correspondance continue sous cette forme personnelle, sans engager quiconque, pas plus Sud-Aviation que les syndicats. Je pense qu'un échange d'idées peut être fructueux et que les idées de l'utilisateur peuvent être très utiles au constructeur. Bien sûr, vous aurez toujours davantage l'optique "essais" et moi "ligne", mais entre pilotes je pense que nous tomberons toujours sur des fréquences très voisines. Si vous le voulez, entrons dans le vif du sujet en reprenant les différents points que vous avez relevés :
Responsabilité pilote :
Je pense que nous sommes d'accord pour garder au pilote les moyens de contrôle effectif lui permettant d'assumer sa responsabilité. Je laisserai de côté l'aspect quelque peu philosophique de la question tel que "promotion par pilotage et surveillance plus scientifique et moins artisanaux"… car cela entraînerait loin. Constatons seulement qu'il n'y aurait plus pilotage à proprement parler, mais surveillance seulement. En ce qui concerne l'aspect "scientifique", c'est un peu la "science" d'un ouvrier devant une machine automatique par rapport à l'artisan. seul le second sait ce qu'il fait, l'ingénieur qui a conçu la machine le sait pour le premier. Mais on en est venu à l'automatisme dans l'industrie pour produire plus vite, alors que l'approche d'un avion se fait sensiblement dans le même temps au PA ou à main.
Usage PA et instruments
Là encore merci d'avoir réalisé cette suggestion de donner au pilote humain toutes les informations du PA. Le fait que vous même et d'autres pilotes ont réussi des atterrissages 0/0 manuellement prouve le bien-fondé de cette suggestion… et encore le simple déplacement des aiguilles du Directeur de Vol est un moyen insuffisamment précis et mal adapté aux sens humains (la lampe "écart excessif" s'allume pour un écart d'aiguille très faible). On en vient au point suivant qui est une conséquence.
Précision du pilotage
Il y a deux aspects. Celui que nous appelons la "tenue de machine" et celui du couplage radio. Vous me direz que le Directeur de Vol combine les deux et que l'on peut donner un gain variable à n'importe quelle fonction. Mais ce n'est pas très satisfaisant car l'expérience en ligne, avec la "maintenance" courante prouve qu'il y de nombreux déréglages ou pannes partielles ou totales et qu'il serait dangereux de s'en remettre à un seul directeur de vol. les pilotes veulent pouvoir contrôler par une information directe et si possible provenant de sources distinctes que les "ordres" du Flight Director sont bons. Sans doute nous traitera-t-on de réactionnaires, voire de "rétrogrades" mais jamais un pilote de ligne digne de ce nom n'acceptera de s'en remettre à une seule source d'information surtout dans des phases aussi critiques que le décollage et l'atterrissage. je reviendrai sur ce point à propos du calculateur commun PA/Directeur de Vol.
Pilotage tête haute
Je suis d'accord avec vous sur le fait que le SPERRY veut trop en faire. C'est pourquoi, depuis des années, j'avais proposé qu'on s'attache au problème "tenue de machine" et plus spécialement à l'horizon seulement. Il est extrêmement facile de mettre un horizon dans le plan focal d'une lentille comme une grille de viseur de mitrailleuse. Surtout s'il s'agit d'un répétiteur, cela peut être fait sans trop de difficulté d'encombrement. la partie optique a du moins l'avantage de ne pas pouvoir tomber en panne : il faut seulement un éclairage sûr. Votre argument "pourquoi s'encombrer de signaux qui risquent de brouiller une vue extérieure difficile…" est plus sérieux : en effet, les reflets sur les vitres sont gênants, mais je pense que ou bien l'on fait du zéro-zéro et l'on garde les informations, ou bien l'on s'attend à percer (et d'ailleurs le second pilote ou un observateur peut regarder hors du champ du collimateur) et il est facile de réduire ou de couper l'éclairage.
Je suis tout à fait conscient que si l'on arrive, dans l'avenir, à un pilotage "tête haute", cela amènera une "révolution du poste". Le tout est d'y aller assez progressivement, en commençant par des choses simples et indispensables : on ne peut plus améliorer de façon substantielle la précision des instruments de référence de base que sont l'horizon et le compas. (rappelez-vous, 1/17è pour le cap et 1/10 pour l'horizon des déplacements réels). De plus, répondant à votre question "le problème de la transition demeure-t-il vital", je vous dis OUI car les cas d'atterrissage réellement zéro-zéro sont extrêmement rares, même à Londres et les dernières démonstrations du "varsity" de la B.L.E.U. ont encore montré que les gars ont été bien contents, opérant en "vraie grandeur", d'apercevoir les lampes de balisage leur passant sous le ventre.
Pratiquement il y aura presque tous les cas dans le monde, avec transition et très très rarement le 0/0. Et mon expérience d'instructeur ayant fait poser des gars par visibilité très réduite m'a prouvé qu'au moment de cette transition, le pilote lâche la vue des instruments (et 9 fois sur 10 se laisse pencher à gauche). Il serait donc excellent de garder dans le pare-brise au moins l'horizon.
Mais je ne saisis pas votre remarque au sujet des temps de réponse du pilote répondant à des éléments para-visuels. C'est pourtant bien ce qui se passe à vue et tout le monde fait l'arrondi avec des éléments para-visuels, le tout est que ces éléments soient suffisamment précis et instantanés comme la vue extérieure elle-même. Peut-être faites vous allusion au P.V.D. et dans ce cas vous avez sans doute raison.
Automanette
Je crois que cela pourrait s'accepter assez facilement car la reprise en main directe peut se faire à tout moment. Cependant, en équipage, on n'a jamais eu l'idée de confier les manettes au copilote ou au mécanicien en le chargeant de tenir uniquement le Badin : c'est que justement on a toujours considéré que savoir piloter consistait à coordonner 4 choses : tangage, roulis, lacet et vitesse. Celui qui ne sait plus coordonner correctement… ne sait plus piloter ou pilote mal. Et cela nous amène au point suivant : l'entraînement.
Auparavant, je signalerai que ce que nous avons vu à Orly était sans doute précis comme résultat mais singulièrement brutal pour les moteurs (et les oreilles des pèlerins quand les compresseurs sont sur les moteurs) car c'était presque du tout réduit-plein pot ! sans doute un accéléromètre longitudinal pourrait-il améliorer sérieusement ce point.
Entraînement
Les pilotes de ligne, surtout ceux des long-courriers, sont déjà sous-entraînés, ce qui peut vous sembler paradoxal, mais c'est pourtant vrai car pour peu qu'on "donne" quelques atterrissages au copilote, on en fait vraiment peu dans le mois, surtout sur certaines lignes, et sur ce nombre, peu d'approches menées bas aux instruments. Vous trouverez deux pilotes à Air France (Casse & Carmeille) et pas plus de deux ou trois - ça m'étonnerait - qui prétendent qu'on ne perd pas son entraînement en regardant. Bien sûr, ils peuvent avoir raison contre tous. Mais je crois qu'ils nient l'évidence. c'est peut-être relativement vrai pour eux qui ont des années d'approches aux instruments derrière eux à une époque où l'on en faisait beaucoup et à la main, cela ne l'est certainement pas pour les pilotes qui entrent maintenant dans la carrière. S'ils ne gardent pas un entraînement manuel, ils ne seront pas capables de reprendre manuellement le pilotage aux instruments près du sol en cas de défaillance PA. Je comprends bien le point de vue constructeur : il faut préparer psychologiquement les gens à accepter son système. Et ce n'est qu'en le voyant fonctionner, et bien fonctionner, qu'on pourra le faire "entrer dans les mœurs". Mais l'expérience des PA actuels dont on nous avait dit monts et merveilles nous a plutôt refroidis (ex. le PB30 "transistorisé" du Boeing").
Je comprends aussi pour l'expérimentateur que vous êtes et aussi toujours pour "convaincre" d'utiliser le calculateur du PA pour les atterrissages manuels : cela permet de le voir fonctionner. Mais attention, vous ne faites plus partie de la chaîne de sécurité si vous n'avez plus des moyens de contrôle distincts : vous remplacez seulement les servomoteurs ! donc entièrement d'accord pour utiliser la chaîne de calcul du PA sur le Directeur de Vol par exemple mais =à condition d'avoir des moyens de contrôle distincts et d'une précision équivalente.
Enfin, sur l'entraînement particulier à acquérir quant à la valeur de la correction à faire quand on "morpionne" les barres de tendance bien sûr : à tout nouveau réglage, il faut une adaptation. C'est pourquoi je pense qu'il faut, au moins pour la partie "tenue de machine" rendre les indications d'instruments "tête haute" semblables à ceux des repères extérieurs vrais. Je ne pense pas que cet idéal soit si difficile à atteindre. Nous en reparlerons si vous le désirez.
Le pilotage en profondeur seulement est une idée chère à Carmeille : cela n'est pas du pilotage qui est avant tout coordination, mais cela supprime un risque sur la chaîne la plus critique.
Détente
… mais le pilote doit rester suffisamment dispos pour pouvoir reprendre à tout moment. Il n'est du reste pas du tout sûr que réduit à un rôle de surveillance il ne s'endorme pas davantage qu'en opérant à la main ! pour la croisière par contre d'accord, cela évite de la fatigue inutile car la tenue de cap et d'altitude sont des tâches fastidieuses. L'approche est au contraire une phase intéressante mais courte. Il serait plus intéressant, me semble-t-il, d'avoir des possibilités meilleures de maintien d'altitude, altitude préaffichée, vario constant, taux de virage constant etc. pour faciliter le travail dans les zones terminales (attentes)
contrôle
sur ce chapitre je suis 100% avec vous.
Co-pilote
Vous faites très bien de faire cette remarque, car il y a effectivement un très grave problème copilote qui n'a jamais été correctement résolu. Et il l'est difficilement car on ne parvient pas à créer des équipes pilote-copilote. Je vous approuve entièrement quand vous dites qu'il ne doit pas être un radiotéléphoniste ou un esclave, ce qu'il est trop souvent. Il faut que toute anomalie puisse être détectée immédiatement par le copilote et qu'il ait un moyen instantané de contrôler l'information (ex. deux horizons en désaccord, il en faut un troisième pour lever le doute). Tout à fait de votre avis : "l'organisation des planches de bord doit répondre à celle de l'équipage".
Temps de procédure
J'ai voulu dire par là qu'en pilotage manuel, il nous arrive très souvent d'abréger une procédure, si les conditions ne sont pas trop mauvaises et si le contrôle est d'accord.
La procédure classique étant de passer la "porte" (OE pour Orly) en éloignement et de faire 1 min, je ne pense pas que le fait d'intercepter à 30° ou 60° fasse perdre ou gagner beaucoup. Par contre dès qu'on est, même parfois partiellement, à vue, on peut intercepter entre la porte et le terrain et gagner beaucoup de temps, ce que l'on ne ferait pas en automatisme total. C'est cela que j'ai voulu dire.
Configuration
Sur Caravelle vous êtes vernis : en plus des bonnes qualités de vol, il n'y a pratiquement pas de dissymétrie. Il serait intéressant de savoir ce qu'on peut faire en arrivée sur deux moteurs en B707. merci d'avoir essayé le 20° en Caravelle. Jusqu'ici, je ne pense pas qu'on avait tellement essayé les variations de configuration. Quid des "booster off" ? je ne sais pas si le cas est à envisager sur Caravelle en cas de panne d'un des circuits hydrauliques.
Brutalité de pilotage
Si l'on veut maintenir la rigueur de trajectoire de l'atterrissage tout temps oui, c'est assez brutal à la main comme en PA. Pourtant ça ne l'est pas autant qu'à vue. Pourquoi ? C'est que le cerveau du pilote "recalcule" à chaque instant une trajectoire plus amortie parce qu'il a des informations meilleures… d'où l'intérêt de "rendre ses yeux au pilote", c'est-à-dire le bon vieux moyen artisanal qu'est la vue de la piste avec si possible quelques améliorations. Il semble avec les récents progrès du LASER que l'infrarouge puisse apporter à ce problème une solution meilleure que le radar.
Si vous avez lu jusqu'ici, merci d'avoir eu ce courage. Si cela vous intéresse, je vous ferai part d'autres idées, peut-être irréalisables, mais les progrès techniques vont vite et telle idée qui semblait folle se réalise quelques années plus tard.
J'espère assister au congrès de l'AFITA(E) en juin pour le Salon, voire même y participer si l'on m'y invite.
Merci encore de votre lettre.
Cordialement à vous,
René LAMI